Au coeur  de la lutte grecque et du pancrace

Outre ces roupies de sansonnet que sont les mathématiques, la physique, l’astronomie, la philosophie, l’idée de démocratie, les colonnades et les noyaux d’olives, il est encore une merveille que les habitants de la mer Égée nous ont transmise. Car le legs grec ne se résume pas, loin Sappho, au seul intellect. En témoignent les illustrations retrouvées sur les vases et jarres en tout genre, la discipline sportive tenait une place de premier rang dans les occupations des citoyens des cités ioniennes, de la péninsule grecque et de ses colonies. Certaines sont parvenues jusqu’à nous, et non des moindres. Parmi elles, la lutte et son frère coriace le pancrace accaparent toujours un rôle prépondérant dans le cercle très fermé des sports de combat, puisqu’ils en sont à l’origine et sont même les premiers du nom à avoir été professionnalisés, à l’époque athénienne.

D’une popularité effarante dans le corps citoyen — qui représentait en ce temps rarement plus de dix pour cent de la population globale d’une cité — ces sports de combat sont les dignes rejetons des jeux funéraires illuminant les cérémonies macabres. Ils n’en revêtirent pas moins un caractère rituel et religieux, honorant tour à tour Apollon, lors des Jeux pythiques à Delphes, Poséidon lors des Jeux isthmiques à Corinthe, ou encore Zeus durant les Jeux olympiques, à Olympie. Une désopilante boutade de ces ères reculées voulait d’ailleurs que l’on dise, à l’égard d’un homme défiant le dieu des dieux : « s’il crache sur Zeus on lui fera tâter de l’art martial là-haut l’impie. » Les jeux de mots grecs ne valant pas tripette, tâchons de contenir ce délicieux fou rire grondant en nous pour nous concentrer sur l’encadrement de cette discipline. Car si les Jeux olympiques se sont nantis d’une forme moderne, il a fallu que l’histoire, de son chapeau, tire un Coubertin. Et que notre baron Bertin, pardon, notre baron Pierre de Coubertin ferraille pour imposer au monde ces Jeux rénovés, dans son grand projet humaniste synthétisé en cette courte phrase : « Le jeune sportsman se sent évidemment mieux préparé à partir à la guerre que ne le furent ses aînés et quand on est préparé à quelque chose, on le fait plus volontiers. » L’adoration de Zeus n’étant plus d’actualité, on ne peut que péniblement se représenter la détresse du maître de l’Olympe, accablé par le chagrin de ne plus se voir révéré par les prestigieuses disciplines qui fleurissaient aux JO année après année, comme lors de l’introduction en 1912 des courses de bateaux à moteur, de la nage sous l’eau en 1900 ou du duel au pistolet en 1912, année décidément faste pour les oligophrènes de tout poil. L’idolâtrie n’ayant plus de pudeur, fut même organisée en 1900 la seule épreuve de cricket, discipline animale, bruyante et nuisible, de l’histoire des Jeux olympiques. Des Français et des Anglais, aucuns des joueurs n’eurent conscience de jouer une finale olympique. Ce qui peut du reste justifier, chez le cocardier tatillon, la victoire du Royaume-Uni au tableau final. Mais parler de corde dans la maison du pendu ne nous éclairera pas plus sur notre sujet.

lutte grecque et le pancrace

Vision d’artiste de ce qu’a pu être la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie.

Revenant à notre lutte et à notre pancrace, nous tenterons tout d’abord de distinguer ces deux activités dans leurs singularités. La lutte grecque se réduisait à quelques règles d’une clarté confondante, qui auraient fait passer notre grand parolier Sami Naceri pour un jargonneux personnage. Sur une aire sableuse, il convenait de projeter son adversaire au sol sans y être soi-même entraîné. N’importe quelle partie du corps autre que le pied comptait pour un contact au sol. Les crocs-en-jambe étaient bien sûr autorisés, les prises sous la ceinture proscrites. La lutte au sol ne rentrait pas en ligne de mire, le combat s’arrêtant dès qu’un des opposants palpait l’arène avec autre chose que les mains du bout des jambes. Néanmoins d’autres subterfuges furent légion pour contraindre l’adversaire à l’abandon. Léontiscos de Messène, par exemple, loin d’être un généreux bienfaiteur, s’illustra en brisant copieusement les doigts de ses opposants lors de ses différents combats, afin de les assouplir peut-être. Il remporta ainsi ses deux titres olympiques en 456 et 452 avant J-C.

Le pancrace, plus gonflé, lui, n’avait d’autre interdiction que d’aller racler du bout de l’ongle le fond de l’orbite de l’adversaire. Hormis ce que l’on nomme aujourd’hui au rugby, la fourchette, tous les autres coups y étaient permis, la destination étant là de mettre l’autre hors d’état de nuire. Le combat se déroulait donc majoritairement à moins de quatre-vingts centimètres du sol, préalablement arrosé, couvrant ainsi les combattants d’une boue régénératrice. Nus comme des vers, recouverts d’huile pour échauffer plus aisément les muscles avant l’effort et limiter la déperdition d’eau, contorsionnés dans des positions qui feraient rougir Ian McKellen ou Mika, ils offraient au public et aux dieux des rencontres passionnantes pour lesquelles les participants et spectateurs parcouraient des centaines de kilomètres, sur des routes vierges de tout accès wifi. Il faut dire que les combats de pancrace étaient réputés pour être d’une rare violence, du genre à faire pisser froid un Aleksandr Karelin au faîte de sa puissance, et contribuaient à drainer par milliers des spectateurs déjà acquis par la symbolique religieuse de ces représentations.

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Sculpture de lutteurs surpris au beau milieu d’une parade nuptiale

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Étudions à présent les similitudes. Ces deux disciplines ont un référentiel commun, qui se retrouve aujourd’hui dans des sports tels la lutte gréco-romaine, le jiu-jitsu ou encore le judo, un rapport universel venant du fond des âges, intrinsèque à l’espèce humaine : une construction de soi bercée par l’intersubjectivité, ici l’acte de faire corps avec autrui. Que ce soit debout ou au sol, à la lutte ou dans la seconde phase du pancrace, la dimension physique de friction avec l’autre prend une place toute particulière chez le pratiquant. L’abolition de la distance et l’abandon, au contraire des autres disciplines existantes, de tout médium artificiel de combat — les gants, l’épée, le ballon ou la raquette — conduisent à l’opposition fine de la vivacité, de la force, de la sagacité et surtout de la compréhension presque intime de l’adversaire. À la différence de l’athlétisme, il s’agit là de percevoir l’autre comme composante nécessaire de soi. À la différence des divers sports d’opposition, il s’agit là d’une interpénétration des mécanismes, d’une infusion sensible de l’autre, de ses rouages, de la scansion presque métallique de ses tendons, du souffle de ses muscles, de l’information charriée par les corps en contact constant, l’information perçue par les tensions, les cambrures, les reins qui craquent et les nuques qui se hérissent. Il s’agit là d’un fonctionnement ô combien plus délicat, plus dense et plus viscéral que la simple anticipation visuelle du joueur de raquette, que la simple perception auditive du joueur de sport collectif. Il s’agit de l’immersion dans l’autre comme partie inhérente de soi-même, dans le cadre d’une opposition ritualisée. Il n’est d’ailleurs en rien surprenant que Marc-Aurèle, l’empereur romain stoïcien, se soit fendu de cette phrase, dans ses célèbres Pensées : « L’art de vivre ressemble plus à un match de lutte qu’à un ballet. » Et Sénèque, le philosophe stoïcien de plus d’un siècle son aîné, d’ajouter : « Dans la lutte, on descend au niveau de l’adversaire. » Ce qui à son sens s’apparentait autant à un compliment qu’une miche de pain ressemble aux chutes du Niagara.

Puisqu’il est de bon aloi d’enluminer notre exposé théorique de traits de fusains historiques racoleurs, du passé choyons la table et faisons place nette au grand Polydamas de Skotoussa, qui, loin de tout supportariat de l’équipe angevine de balle au pied, put accrocher à son palmarès une victoire aux Jeux olympiques de pancrace en 408 avant J-C. Sa réputation fit date. Carcassé comme chêne souffrant d’acromégalie, toisant le commun des mortels du haut de son double mètre et quelques, ce vigoureux athlète Thessalien se vit comparer de son vivant au légendaire Héraclès, qui n’était pas la moitié d’un semi-homme. Polydamas, « l’homme le plus grand ayant jamais vécu », selon Pausanias le Périégète, devait excéder selon toute vraisemblance les deux mètres vingt. Bien proportionné, comme le sont en général les pancratiastes, sa masse devait avoisiner les 170 kilogrammes. S’il ne remporta qu’une couronne olympiques, comme pour beaucoup d’autres de ces athlètes de légende ce sont ses faits d’armes annexes qui forgèrent sa notoriété, bien aidée il est vrai par son gabarit de Golgoth nourri aux hormones. Pour commencer, il mit à l’amende, les uns après les autres, les trois meilleurs champions perses de pancrace, à la manière d’un Aplusbégalix local, brossant par cette équation à trois inconnues l’orgueil d’indépendance grec face à l’empire des Satrapes aux dents longues. Même s’il stoppait des taureaux à mains nues pour se calmer avant de monter dans son plumard, Polydamas de Skotoussa n’était pas ce que l’on pourrait nommer la dague la plus affûtée du râtelier. Les papyrus relatent qu’il fila se rencarder avec Hadès après avoir soutenu la roche d’une grotte dans laquelle il avait monté une excursion spéléo avec des copains. Ce qui indique qu’il n’était pas requis d’avoir les grandes eaux de Versailles dans la tête pour devenir champion olympique, ce qui tombe bien, car Le Nôtre était bien loin d’être ne serait-ce qu’un reflet grivois dans l’œil de ses géniteurs.

Cette histoire de grotte a de quoi rappeler une autre anecdote consignée sur un des autres grands athlètes de cette antiquité décidément colossale, à savoir Milon de Crotone. Ce mastodonte charpenté comme un rondin de bois (1m90 pour 150kg) fut le plus grand champion de l’ère antique. Lutteur insubmersible, il coula l’écrasante majorité de ses adversaires pour s’adjuger la bagatelle de six titres aux Jeux olympique entre 540 et 516 avant J-C, sept aux Jeux pythiques, neuf aux Jeux néméens et dix aux Jeux isthmiques. Milos de Crotone avait tout d’un Hagrid à qui l’on aurait greffé le charisme de Marlon Brando associé à l’insolence d’un chant Mcgrégorien. Lutteur émérite, sac de tripaille d’une voracité inénarrable — il aurait porté un taureau sur toute la longueur d’un stade après une victoire pour l’assommer d’un banal coup de poing et le dévorer tout entier le reste de la sainte journée — il fut également disciple de Pythagore. Il arriva qu’un jour le toit du portique où se réunissaient les Pythagoriciens pour un banquet rituel menaçât gravement de s’effondrer. Ni une ni deux, notre poutre de chantier bipède championne de lutte ne tarda pas à aller maintenir entre ses bras le pilier central branlant, le temps que ses petits camarades plient les gaules, pour finalement se jeter à l’extérieur alors que le bâtiment s’écroulait. Un cador, vous dit-on. Il fut battu lors de ses septièmes Jeux olympiques, à un âge proche de la quarantaine — permettant largement à l’époque de prétendre à une carte vermeil — invaincu jusqu’alors, par Timasithée, un jeune rival. Celui-ci déploya toute son énergie lors du combat final à se dérober, à esquiver, à se soustraire aux attaques de Milon ou à les parer avec une agilité crasse. Après de longues minutes, Milon, harassé de fatigue, fut contraint de jeter le manche après la cognée. Timasithée triompha par abandon et scella ici le sort de l’immense champion grec. Loin de s’arracher les cheveux, Milon de Crotone fut porté en triomphe par son adversaire et une foule en liesse. Voici pour ce qui est des morceaux choisis de légendes et évènements historiques ayant jalonné ces deux sports de titans.

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Les lutteurs, de Gustave Courbet

Après avoir ainsi dessiné les contours grossiers du pancrace et de la lutte grecque, nous n’aborderons toutefois pas dans cet article le thème du pugilat, troisième sport de combat cher à ces peuples antiques. Les raisons de son exclusion dans l’exposé ci-présent sont diverses. Désaffection de tout professionnalisme, oisiveté, flemme de se faire poissonnier la veille de Pâques, dénigrement sournois et systématique des sports de combat excluant toute forme de lutte, crainte des représailles graduées d’un groupuscule de polythéistes fanatiques, tropisme de la couardise, envie de décevoir. Chacun y fera son tri. « Méat coule pas », comme le plaide le pauvre bougre frappé de cystite.

Pour malgré tout ponctuer cet article d’une note bariolée, nous nous hasarderons à scander en chœur en compagnie de Romain Rolland : « Même sans espoir, la lutte est encore un espoir. »

La fausse patte de l’Ouest

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