L’alpinisme. Un vague colis piégé. Un fourre-toux, dans lequel on côtoiera tant le millionnaire en manque d’adrénaline au régiment suréquipé que le solitaire au sac à dos émacié, indépendantiste des monts du monde entier. C’est cette seconde espèce qui nous intéresse ici, celle qui se débarrasse du licou technologique, qui s’absout d’assistance respiratoire dans les portions les plus élevées, acceptant l’altitude, acceptant de défaillir à la moindre erreur, au moindre pas de travers, au moindre impair. Et il lui faut en avoir un sacré, de paire. Pour s’engager, à un, à deux, trois ou quatre, jamais plus, sur les pentes froides et ronchonnes des cinq continents, pour monter et monter encore, uniquement. Mais pourquoi ? Pour quoi ? Pour soi. Seulement. Ceux qui gambadent après le prestige préfèreront la surcharge réconfortante des processions de sherpas et les assistances respiratoires, ou encore la tranquillité calfeutrée des tours d’ivoire de la plaine, édifiant les stars et s’écroulant du poids de leur vacuité au moindre faux pas. Les alpinistes ne goûtent pas à ce fruit sucré, condition de ceux de la vallée. Bien sûr, il se peut que j’hyperbolise. Que je schématise, réduise, raidisse, engourdisse et catalogue. Mais il est pourtant une chose sur laquelle le mensonge est difficile. L’alpiniste, l’authentique, gravit la rocaille du style le plus épuré qui soit. Il préfère mettre l’accent, comme le proclame l’Italien Reinhold Messner, sur la condition physique, l’alimentation et la connaissance du milieu plutôt que sur l’équipement et le nombre d’équipiers. Il cherche à ouvrir des voies, à innover, à reconnaître la montagne. Cet alpinisme authentique nous apprend beaucoup sur l’homme.
Quelle est la raison le poussant à monter, tracter encore son être au plus haut pour ne finalement que regarder et redescendre ? Son acte ne répond à aucun châtiment, contrairement à Sisyphe, condamné par les dieux grecs à pousser un immense rocher punitif sur le flanc d’une montagne, rocher roulant en contrebas chaque fois qu’il s’approche du sommet, perpétuant le cycle infernal. Alors qu’est-ce qui pousse l’alpiniste à agir ? La beauté sauvage ? La joie d’un paysage vierge ? L’émotion et l’expérience du vide face à une nature déchaînée, inhospitalière ? Le dépassement physique ? Sans aucun doute. C’est certainement à l’intersection de ces plaisirs que vient s’enchâsser une raison profonde, inconsciente, rôdant dans l’ombre de l’adret. Cette raison c’est l’absurde. L’absurde de l’acte. L’absurde conjurant. C’est la phrase de George Mallory, lors d’une interview le 18 mars 1923 accordée à une journaliste du New York Times lui demandant pourquoi il voulait à ce point escalader l’Everest, lui qui n’y parviendra probablement pas, cassant sa pipe sur ses pentes une année plus tard sans que l’on sache s’il parvint à le vaincre. « Pourquoi voulez-vous escalader l’Everest ? » La réponse avait été nette. Sans appel. « Because it’s there« . « Parce qu’il est là ». Il n’est pourtant nul besoin de vaincre ces sommets. Nulle nécessité. Du moins matérielle. Les richesses palpables y sont rares. Les chemins les contournent. Les autres s’en détournent. Alors la notoriété. Ou l’absurde. L’inénarrable satisfaction de se mettre en branle face à ce contre quoi on ne peut rien. D’arpenter les flancs rugueux d’un monstre que l’homme n’est pas fait pour dompter. D’aller lui serrer la main, tout en haut, en évitant qu’il ne vous la broie. Car le péril est réel. Essuyer un orage par -40°C à 8000m d’altitude se passe d’illustrations. Un mauvais geste, un faux mouvement et c’est la nature qui reprend. L’alpiniste, pour vaincre l’hostilement superbe, doit s’aiguiser encore et encore. À la crête du mental et du regard, du calcul et de l’endurance, de l’intuition et de la force brute, il se hisse lui-même toujours plus avant. C’est là qu’il rejoint Sisyphe, ultime héros de l’absurde selon Camus. Si le mythe pousse un effroyable rocher, presqu’une planète, symbole du nécessaire face auquel on ne peut rien, de ce monde qui n’en finit pas de ne pas nous répondre, l’alpiniste, lui, pousse sa corporalité, ses chairs et ses os, inadaptés aux pressions de l’altitude et risquant de ne bientôt plus répondre. Il conjure cet absurde, maintenant le signal, maintenant la réponse du corps souffrant dans l’effort, qu’il soit cérébral ou tendon, nerf, ongle raclant contre la glace, poing serré autour d’une sangle, genou crissant dans la tourmente.
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Le sommet n’est pas le but. Pas le but fondamental. L’acte de grimper une montagne ne soulève aucune question et pourtant finit perclus de réponses. Fourbu de solutions. D’informations. L’absurdité du geste est un vent porteur dans l’absurde du monde. L’alpiniste remonte le courant, trace vers l’amont. Il trace. Trace d’un geste de révolté. Son parcours doit être parfait. Sa route est un long coup de pinceau. La montagne une toile de maître. Sans équipement, ou presque, comme nu face au blizzard du réel, il se mue en artiste des glaciers, en peintre des parois, sculpteur de névés. Et son œuvre est d’autant plus belle qu’elle est dépouillée, furtive, sans existence pour un autre que celui qui la réalise. Qui la vit. C’est sa volonté qui se fait œuvre. Rendu au sommet, il regarde et redescend. Et plus il redescend plus il remontera. Heureux. Puisqu’il y voit, néanmoins, au plus profond, l’éternel retour.
« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne baignée de lune, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Albert Camus. Le mythe de Sisyphe.
Conseil de film : Nanga Parbat de Joseph Vilsmaier, 2010.
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