Présenté à Cannes, retour sur le documentaire Red Army

Le sport, dit-on, rassemble. Bien plus que tous les autres produits culturels, nos gloires nationales dans ce domaine font en effet l’objet des élans patriotiques les plus vifs.

Bien plus que l’état d’ébriété que prétextent traditionnellement les grandes compétitions, c’est l’identification entre victoire sportive et triomphe des valeurs de la patrie qui nous rapproche dans ce soutien commun d’une équipe nationale. Dans son dernier documentaire, sorti en juillet dernier, Gabe Polsky s’est penché sur l’aspect idéologique de ce patriotisme sportif porté à son paroxysme durant la période la plus bipolarisée de l’histoire mondiale. À travers l’épopée de l’invincible équipe de hockey sur glace de l’Armée Rouge (Red Army) soviétique, richement documentée en images d’archives entrecoupées d’interviews des principaux protagonistes, il développe un discours passionnant sur les liens entre tensions politiques et compétition sportive, ou quand un effort par nature purement physique s’oriente vers la défense d’un idéal.

Un sport d’équipe agressif et tactique, parfaite métaphore de la guerre

De ce sport vieux de plus d’un siècle, l’image la plus symbolique est certainement celle de la mise en échec, où deux joueurs caparaçonnés s’entrechoquent dans la lutte pour le palet. La patinoire, dont le contrôle spatial marque la supériorité d’une équipe sur l’autre, évoque aisément le champ de bataille. Les nombreuses images extraites de matches qui jalonnent le documentaire montrent au contraire une équipe de l’URSS virevoltante, jusqu’à déconcerter les nord-américains plus habitués à la confrontation physique qu’à la virtuosité technique selon les spécialistes interrogés. Le paradoxe étant qu’à l’inverse de leurs adversaires, les joueurs soviétiques sont des officiers de l’Armée Rouge, avec toutes les contraintes que cela pose quant à leurs libertés individuelles, et la charge symbolique dont est revêtue leur maillot. Le montage dynamique du film permet de mettre en perspective ces échos entre régiment militaire et formation de hockeyeurs, ce que vient appuyer – parfois avec lourdeur – la BO classique qui évoque les grandes œuvres épiques.

Au delà de la mise en scène d’une équipe en forme de bataillon, Red Army s’attache à explorer les liens hiérarchiques qui unissent les joueurs phares, leurs entraîneurs et les officiels du régime communiste. On découvre ainsi une dictature interne à l’équipe et intrinsèquement liée au régime totalitaire soviétique, incarnée en l’occurrence par l’entraîneur Viktor Tikhonov. Ce dernier, impose à ses joueurs un mode de vie concentrationnaire et les sanctions pleuvent en cas de (rares) défaites, ce qui n’est pas sans rappeler le contrôle du peuple russe sous la surveillance du KGB (d’ ailleurs responsable de la nomination de Tikhonov au poste d’entraîneur). Bien plus qu’une figure de mentor ambigu, récurrente dans les films s’intéressant au sport comme le récent Foxcatcher, c’est bien un tyran que Gabe Polsky dépeint à travers le témoignage de Slava Fetisov, défenseur star de la Red Army et du club de l’armée rouge (CSKA Moscou). L’autorité nécessaire à la cohésion de toute équipe est transcendée par le contexte de Guerre Froide, au point de verser dans le totalitarisme.

La Red Army avec Slava Fetisov en haut à droite

La Red Army avec Slava Fetisov en haut à droite

SUR LE MÊME SUJET :

Une compétition sportive à l’envergure  idéologique

L’aspect coercitif du management des hockeyeurs soviétiques trouve sa justification dans la valeur symbolique accordée à la discipline en URSS, conséquence inévitable des succès répétés de la Red Army menant à instaurer le hockey comme sport le plus populaire. Le documentaire permet ainsi de saisir les enjeux politiques qui planent autour du hockey, sport dominé par les États-Unis et le Canada avant l’avènement de la (quasi) invincible formation soviétique : chaque rencontre entre les équipes de la NHL (fédération des équipes d’Amérique du Nord) et celle de l’Armée Rouge cristallise l’affrontement entre le modèle occidental libéral et la doctrine communiste du bloc soviétique, l’issue du match prouvant la supériorité d’une idéologie sur l’autre. À tel point que la compétition en hockey bénéficie de chaque coté du mur de Berlin d’une attention égale à celle portée à la course à l’armement ou la conquête de l’espace (point sur lequel  Werner Herzog, producteur délégué du film et réalisateur émérite, a d’ailleurs publiquement insisté).

Dans cette logique, les joueurs, bien que brimés au même titre que leurs compatriotes lambda, sont élevés au rang d’icônes nationales. Leur valeur s’illustre également dans le contrôle dont font l’objet tous leurs déplacements à l’Ouest pour les besoins de la compétition. L’entraînement classique du hockey est élevé en une quête de la perfection technique, écho au culte du surhomme développé par l’imagerie du réalisme socialiste : stratégie inspirée des échecs, mouvements complexes dérivés des ballets du Bolchoï, rythme effréné copiant les performances stakhanovistes de l’industrie soviétique, le joueur de hockey est le pur produit de la culture russe, et donc un porte parole idéologique privilégié. L’adoption du point de vue de Slava Fetisov, défenseur de la Red Army et héros national intemporel au point d’être aujourd’hui ministre des sports de Vladimir Poutine, est donc particulièrement judicieuse et permet en outre de faire le lien entre l’ère communiste et le régime actuel, avec un regard « presque nostalgique des certitudes de la Guerre Froide » (Michel Ciment in Positif).

10966546_842821249094892_540224070_n

Grâce à un discours étayé de toutes les possibilités narratives offertes par le genre documentaire, Red Army dépeint avec une grande clarté les liens entre petite et grande histoire (qualité récompensée entre autre par le prix du public à l’American Film Institute Festival, une mention spéciale au festival international du documentaire de Zurich, la projection en séance spéciale à Cannes et Deauville…). Malgré un propos parfois manichéen sur les relations Est-Ouest, le film parvient à s’émanciper de la dialectique idéologique : par la démonstration de la force indéniable du collectif en hockey sur glace, il nous rappelle que certaines valeurs sont pérennes et méritent d’être distinguées de toute doctrine politique.

By Gabrielle Taron-Rieussec

Partager cet article